VICTORIA

Je suis Victoria, je suis née en Ukraine le 22 février 1970.

Je vis depuis toujours à Zaporijia, une ville très industrialisée située dans le sud de l’Ukraine. J’habite dans ma maison avec mon mari, mon fils de 30 ans et ma maman de 84 ans. Tous les matins, je pars travailler dans une école de la ville où j’y enseigne l’histoire. J’ai choisi d’exercer ce métier après avoir obtenu un double master en droit et en histoire. Après ma journée de travail, je rentre chez moi chercher mon chien, un petit Yorkshire Terrier et pars me promener au parc où mes proches et amis me rejoignent. On se balade, on discute, une heure ou deux, puis on se réunit chez l’un ou chez l’autre pour préparer un bon repas et manger tous ensemble.

Ce 23 février 2022, comme toujours mon chien m’accompagne et c’est chez ma sœur à Marioupol, que nous décidons avec son mari et ma maman, de nous réunir pour le repas du soir. Mais ce soir-là, l’ambiance n’est pas vraiment à la fête car la sœur de ma maman est décédée quelques jours plus tôt. La nuit finit par tomber et nous décidons alors de passer la nuit chez ma sœur.

Il doit être 4h du matin lorsque j’entends mon téléphone sonner. Je décroche et mon mari m’annonce que Poutine est en train d’attaquer la ville de Marioupol.

Au même moment, j’entends des bombardements à l’extérieur. Mon cœur s’emballe… Ma sœur et son mari sont réveillés dans le même état de stupeur que moi. Ma mère s’effondre et commence à nous parler de la guerre 40-45… Je pense que je ne l’ai jamais vue aussi terrorisée. Nous prenons quelques affaires et nous descendons à la cave pour nous mettre à l’abri.

Nous sommes le 15 mars, cela fait 20 jours que nous sommes tous les quatre au sous-sol de la maison, paralysés par la peur de sortir dans la rue. Nous savons grâce à nos smartphones que l’extérieur n’est pas sûr et qu’une bombe peut à tout moment exploser. Je prends des nouvelles de mon fils et de mon mari, bloqués dans la cave de notre maison. À l’extérieur, les bombardements ne désamplifient pas. Via Internet, nous apprenons que le gouvernement ukrainien organise l’évacuation d’une partie de la population : les femmes, les enfants et les hommes en incapacité de prendre les armes. Un train partira de la gare de Marioupol dans deux jours pour se rendre à la frontière ukrainienne.

Le 17 mars 2022 restera le jour où j’ai pris la décision la plus difficile de ma vie : laisser mon fils, mon mari et tout ce que j’ai en Ukraine pour sauver ma vie et celle de ma mère.

Ce jour-là, j’arrive à la gare, sans aucun bagage, avec juste mes papiers d’identité. La gare est bondée. Un seul train partira avec, à bord, quatre fois plus de personnes qu’il ne peut en contenir. Tout le monde se bouscule. Mon chien dans les bras, je perds de vue ma sœur et mon beau-frère mais je dois à tout prix rester avec ma mère. J’arrive à embarquer dans un wagon avec elle, où nous sommes entassés les uns sur les autres, nous ne savons plus bouger. Cela fait quelques heures que le train roule et malgré qu’il soit déjà complet, il effectue un très bref arrêt à Nikopol où une famille avec sept enfants embarque dans mon wagon. Les enfants finiront par s’endormir sur les genoux des passagers assis. Je regarde le paysage défiler par la fenêtre, je lis la détresse dans le regard des passagers autour de moi. Certains crient, d’autres pleurent et d’autres comme moi semblent encore être dans un état second, sous le choc. Je réalise alors seulement la gravité de la situation et à quel point ce qui défile sous mes yeux risque de disparaître pour toujours. Les larmes me montent alors aux yeux. J’étais comme spectatrice d’un film, mais je comprends à présent que tout ça est bien réel et que ma vie ne sera plus jamais la même.

Après de longues heures, le train s’arrête à la gare de Zhmerinka. Cette zone est alors encore épargnée par les bombardements. Je jette un coup d’œil par la fenêtre et j’aperçois de nombreux visages. La population locale nous attend sur le quai avec de la nourriture, des boissons, des jouets pour les enfants… et nous les donne à travers les portes et fenêtres du train. Je suis bouleversée, je n’imaginais pas que les ukrainiens pouvaient être aussi solidaires…

Après deux jours de trajet, le train s’arrête finalement à Lviv, une gare immense située dans le nord-ouest de l’Ukraine. La gare est remplie de personnes, dont certaines dorment à même le sol. D’autres trains y avaient déjà déposé des personnes qui comme moi, quittaient leur ville.

Sur place, beaucoup de bénévoles se mobilisent et nous apportent une aide matérielle et un soutien psychologique.

J’ai ensuite pris un train de Lviv jusqu’en Pologne. Arrivés là-bas, des bus nous y attendaient pour partir vers diverses destinations comme l’Allemagne, la France et l’Angleterre. J’ai embarqué dans le bus pour la Belgique avec ma mère et mon chien. J’ai toujours voulu visiter Bruxelles et voir le siège de l’OTAN. Avant ce jour-là, jamais je n’aurais pensé aller un jour en Belgique, mais j’ai eu le sentiment, je ne sais pas trop expliquer pourquoi, que j’y serai en sécurité. C’est une fois dans le bus que j’apprends que ma sœur et son mari sont en partance pour la France. Le chaos était tel que la communication était impossible. Nous voulions partir de l’Ukraine, le reste n’avait finalement que peu d’importance. Toute autre destination serait plus sûre.

À mon arrivée en Belgique, je m’attendais à retrouver le calme et pouvoir enfin me reposer. Ça faisait alors des jours que je n’avais quasiment pas fermé l’œil. Mais durant les trois mois qui ont suivi j’ai continué à entendre des explosions dans ma tête.

Arrivée en Belgique, le bus s’est arrêté dans la commune de Waremme. Le bourgmestre et la population nous y attendaient avec du café et des croissants. J’ai été accueillie avec ma maman et mon chien par une famille, un homme et une femme d’une septantaine d’années. Là encore, j’ai été très touchée de voir que de parfaits inconnus étaient prêts à m’accueillir chez eux.–

Aujourd’hui, je suis toujours logée par ces personnes, ils sont extrêmement gentils et tout se passe très bien. L’homme qui m’héberge m’a expliqué que sa maman était ukrainienne elle aussi. Qu’elle a vécu les camps de concentration et qu’elle y a rencontré son futur mari, un Belge. Une fois la guerre finie, ils se sont mariés et sont venus vivre en Belgique.

Ma famille d’accueil est incroyable. J’ai beaucoup de chance d’être tombée sur eux. D’ailleurs, ils ne cherchent pas à me faire partir, c’est moi qui trouve qu’il est temps de les laisser chez eux.

Ma plus grande préoccupation, aujourd’hui, est de trouver un logement où y vivre avec ma mère car, pour l’instant, nous dormons toutes les deux dans la même chambre. Mais, ne parlant pas le français, je n’arrive pas à me débrouiller seule. J’aimerais être capable de faire moi-même les démarches pour pouvoir trouver un logement. Le CPAS ne m’aide malheureusement pas à ce niveau et je rencontre aussi beaucoup de problèmes avec l’école dans laquelle j’apprends le français car elle se trouve dans le centre de Liège et c’est très compliqué de s’y rendre en bus et d’y être à l’heure. Le professeur m’a d’ailleurs renvoyé à cause de mes nombreux retards.

Alors, durant la journée, je prépare souvent à manger pour tout le monde, je vais promener mon chien et je cherche une nouvelle école pour apprendre le français ainsi qu’un logement.

Cependant, je suis très contente d’avoir reçu autant d’aide de la part de la Belgique et de sa population. Je me suis enfin sentie soutenue et plus apaisée lors de ma rencontre avec Oxana (ma référente au CRIPEL d’origine ukrainienne). Le CRIPEL m’a vraiment énormément aidé. Grâce à mon suivi chez eux, j’ai pu mieux comprendre les démarches à faire, ce qui allait se passer pour moi et vers quelle structure aller en cas de problème. C’est grâce à ce genre de structures que la situation pour les Ukrainiens est plus supportable. Beaucoup de réfugiés ont parfois l’impression d’être noyés dans la masse et d’être un poids pour la Belgique. Mais au CRIPEL, j’ai senti que je n’étais pas juste un numéro et que quelqu’un allait vraiment me soutenir, m’accompagner, comprendre mon ressenti et être à mon écoute.

La commune de Waremme m’a également beaucoup aidé. Elle a mis en place des moments de rencontres, où nous nous réunissons avec d’autres ukrainiens et des travailleurs sociaux en parlant autour d’un café. Un professeur de français du COF (Centre d’Orientation et de Formations) a également organisé des visites guidées de Liège. Tous ces moments ont été très bénéfiques pour moi.

Le 6 octobre, j’ai appris que ma maison avait été détruite. Depuis ce jour-là, mes envies de rentrer au pays ont disparu.

Si la guerre n’avait pas éclaté, je serais aujourd’hui en train d’organiser mes vacances avec ma famille pour partir à la mer d’Azov comme chaque année. Et en septembre, avec le froid de l’automne, je me serais probablement rendue au Wellness dans lequel j’avais l’habitude de me rendre avec mes amis.

Je continue de parler avec ma famille restée en Ukraine et tous m’envient, me disent de rester, car la Belgique est un conte de fées par rapport à leur réalité.

Je me sens actuellement apaisée et en sécurité en Belgique. Aujourd’hui, mon objectif et mes projets sont d’apprendre le français et le néerlandais, de pouvoir trouver un logement où je pourrai m’épanouir et me sentir chez moi et de faire reconnaître mon diplôme en Histoire afin de redevenir professeure.

Je suis victoria, et aujourd’hui j’espère que la Belgique me permettra de reprendre ma vie là où elle s’est arrêtée.


En collaboration avec SAM asbl et l’asbl AJS Tal-Lafi.

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.